UNE PERSEVERANCE SALUTAIRE CONTRE LE SPORT [1]

« le sport est un anti-humanisme de principe » [2]

Dans ce nouvel essai[3], Jean-Marie Brohm réitère sa thèse fondamentale qu’il ne cesse de démontrer depuis 40 ans : le sport est un opium du peuple. Sa démonstration dialectique se loge tout contre celle des apologistes du sport : intellectuels, sociologues, journalistes, syndicalistes qui tendent tous, à des titres divers, à nier cette thèse. Ce qui permet de comprendre fondamentalement ce qu'est le sport, c'est avant tout sa condition de possibilité : le mode de production capitaliste dans sa phase globalisée. Et non pas le sport lui-même. C'est en ce sens que la thèse de Brohm est dialectique et ouvre à la complexité.

La sociologie critique du sport

Et c’est une entreprise salvatrice que ce livre, tellement notre époque est devenue rétive à toute pensée critique : déconstruire les « allant-de-soi » qui font du sport une fête, un plaisir, un effort libérateur ou un gage de santé est une activité critique précieuse. L’idéologie sportive s’apparente à une foi religieuse spécifique. Cet essai reste attaché au réel et à sa dynamique plutôt que d'envisager des plans pour les « marmites de l'avenir » sportif. La réfutation du dogme selon lequel, malgré tout le mal qui gangrène le sport, le bien fini toujours par triompher, est mise en valeur tout au long de l'exposé. Le bien, ce serait toujours et malgré tout la victoire sur le mal, c'est-à-dire la paix des peuples, un idéal sacré porteur de valeurs dans un monde éclaté, un référent incontournable de l’humanité, une source de joie qui compense les misères quotidiennes.

Le contenu du texte est double : contrairement à beaucoup de sociologues du sport, Jean-Marie Brohm expose ses implications politiques et ne se cache pas derrière une posture « scientifique » ; posture qui reste bien trop souvent aveugle aux fonctions politiques du sport-spectacle de masse. Faire oeuvre scientifique, c’est aussi remettre en cause ce qui est convenu et ouvrir à la conscience des pans de réalités restés dans l’ombre. Révéler ses propres implications de chercheur est un gage de scientificité contrairement à ce que pensent les positivistes scientistes. Deuxièmement, en tant qu’universitaire, il développe des notions permettant la compréhension (et l’intervention !) de l’institution sportive.

Le sport c'est l'opium du peuple !

C’est ce deuxième point qui pourra plus particulièrement intéresser les militants souhaitant ne pas laisser cet aspect du capitalisme dans le silence et le désert. Selon Jean-Marie Brohm, le sport est en rapport avec le développement récent du capital. Il repère deux tendances au sein de la marchandisation du monde par le sport : le développement du « mode de production sportif » (le sport en tant qu’entreprise capitaliste spécifique) et « la spectacularisation universelle » du sport (colonisation de la vie quotidienne) qui a des effets politiques funestes pour l’émancipation de la communauté humaine (« Gemeinwesen » disait Marx).

Fort de sa démonstration, il n’est pas avar de définitions sur le sport. Bien sûr, elles ne correspondent en rien à celles convenues où le sport est réduit à un exercice physique bénéfique, ou encore à un lieu de socialité particulier qui compense les violences de la société, voire (pire) à un « outil d’émancipation populaire » ou même « féministe ». « (…) le sport, dit Jean-Marie Brohm — et cette thèse est la clef de toutes les divergences qui séparent radicalement la Théorie critique du sport de toutes les variantes de la sociologie positiviste — n’est pas un innocent ensemble de “pratiques physiques”, un anodin système de “jeux”, un “espace de distinctions” ou une éducation du corps mais une agence intégrée et intégriste du capitalisme mondialisé. Le sport apparaît alors sous son vrai visage : un appareil d’hégémonie multiforme dont la fonction essentielle est de distiller l’idéologie dominante comme le foie secrète la bile »[4]. Plus loin, on trouve la définition suivante : « le sport est non seulement une politique de diversion sociale, de canalisation émotionnelle des masses, mais plus fondamentalement encore une coercition anthropologique majeure qui renforce et légitime l’idéologie productiviste et le principe de rendement de la société capitaliste. Le sport est ainsi une injonction autoritaire au dépassement de soi et des autres, la mise en œuvre institutionnelle de cette contrainte sans cesse énoncée au surpassement »[5]. Ces définitions justifient pleinement le titre de l’ouvrage : « la tyrannie sportive » est en quelques sorte un despotisme sans tyrans, une servitude volontaire qui génère de vastes troupeaux par-delà le monde sans oppression voyante.

Le sous-titre, « Théorie critique d’un opium du peuple » laisse supposer que le sport de compétition n’est pas le seul opium. Cependant, la démonstration montre qu’il est parmi les plus virulents parce que le capitalisme globalisé se nourrit de l'idéologie sportive. Doit-on pour autant suivre Jean-Marie lorsqu’il dit : « c’est pourquoi la critique du sport est la condition préliminaire de toute critique sociale » ?[6] Nous laissons le lecteur se faire son propre jugement en engageant éventuellement le débat.

Le sujet de la critique du sport

En tout cas, loin de cet universitaire, l’idée de considérer le peuple comme un troupeau. Tout son essai engage au contraire ce dernier à retrouver sa dignité et sa conscience : en ce sens « le peuple » n’est pas la foule ou la meute qui se pavane devant les jeux du cirque. « La Théorie critique du sport envisage à cet égard une lutte combinée : d’une part la destruction de la logique aliénante du sport de compétition et de ses avatars par la contestation globale du capitalisme, d’autre part l’abolition des catégories du capital et du fétichisme de la marchandise par la mise en question systématique de l’institution sportive »[7]. Cette critique radicale peut trouver une perspective pratique mais elle est loin d’être évidente : ce n'est pas l'objet du livre. Mais même sur le plan théorique, Jean-Marie Brohm n’est pas tendre avec les théoriciens (souvent des universitaires comme lui, formés par lui) qui tentent de faire œuvre critique sur le sujet : « (…) les débris sectaires issus de Théorie critique ou influencés par elle et qui se sont lovés dans les niches carriéristes ou les revues pseudo-critiques ont mené un combat à la vie à la mort contre les fondateurs qui eux ont continué le mouvement… ». Qui peut pratiquer la critique selon lui ? On le devine lorsqu’il parle de l’histoire de la Théorie critique du sport et en particulier dans les années 1960-1970 où, dit-il, elle était évidente à gauche et à l’extrême gauche ou chez les enseignants d’Éducation Physique.

Ce sont les luttes à venir (à réactualiser ?) elles-mêmes qui peuvent s’emparer de la Théorie critique du sport et la développer dialectiquement. Les travaux pratiques de la théorie restent à inventer !

Harpo


[1] A propos d'un livre de Jean-Marie BROHM, La Tyrannie sportive. Théorie critique d'un opium du peuple, Paris, collection « Prétentaine. Essais en sciences humaines-réflexions philosophiques », Beauchesne éditeur, 2006 .

[2] Ibidem, p. 176.

[3] Son précédent « La machinerie sportive » avait fait l'objet d'un compte-rendu dans les Sifflets enrourés n° 5 et n° 6.

[4] Ibidem, p. 27.

[5] Ibidem, p. 220

[6] Ibidem, p. 127.

[7] Ibidem, p. 89.

PAGE D'ACCUEIL