Fabien Ollier, Footmania. Critique d'un phénomène totalitaire, Paris, Homnisphères, 2007, 142 p., 10 €.
Un petit missile théorique qui étrille agréablement le football vient de sortir. La forme est très percutante avec le choix du vert fluo en guise de première de couverture : on ne peut pas la manquer sur les étalages. L'éditeur la présente avec l'image d'un playmobil, tête gisant au sol et remplacée par un ballon de foot. Cette image d'un buste orné d'un ballon évoque l'aliénation par le football. On peut aussi y percevoir à l'avance, le thème du jeu. Il est développé avec le sous- titre : « crampons dehors, langages meurtriers et coup de boule : un jeu ? ». En rien, effectivement, le football ne peut être considéré comme un jeu : la mécanisation (entraînements démentiels), l'obsession rigide (la performance, la victoire), la douleur et la souffrance, la hiérarchie y règnent. Le football n'est pas le jeu des enfants, imaginant à l'aide de leur « bonhomme », tout un monde où l'aventure est possible grâce à la création : dans ce cas, le quotidien est proprement transcendé. Le football est étranger à cette dimension humaine qui constitue la base de toute culture.Le contenu proprement dit, quant à lui, n'est pas moins percutant : c'est une charge critique qu'assène l'auteur au football. Et plus particulièrement à son moment par excellence : la dernière Coupe du monde qui s'est déroulée au début de l'été 2006 en Allemagne. Ce livre se veut d'ailleurs un bilan; « avec ce maigre espoir qu'on puisse en retenir quelques leçons pour l'avenir » (p. 24). Autant dire que ce n'est pas un bilan « globalement positif ». Ce serait même le contraire, puisque la Coupe du monde représente plutôt un moment d'obscurcissement de la conscience. Ainsi, la charge est critique; et « critique » veut dire qu'elle entend se démarquer des propos vulgaires que répandent les sociodogues de service. Fabien Ollier parle à ce propos de la « vaporisation de la critique du sport » pour signifier :
— qu'à travers les spécialistes du discours, certains faits gênants sont purement et simplement éliminés,
— que la critique doit affronter sa fragmentation qui dilue sa charge socio-politique et risque de la réduire en fin de compte à un faire-valoir.
A ce propos, les intellectuels en vue ne sont pas épargnés. Comme le dit Jean-Marie Brohm qui a préfacé le livre, l'entreprise consiste aussi à faire « la critique des différents “chiens de garde” — roquets ou molosses — qui protègent le sport comme leur propre chasse gardée ».Mais la charge est critique surtout par la démarche qu'adopte l'auteur. Il veut en effet, à travers ce court opuscule, répondre à la question « qu'est-ce que la Coupe du monde ? » en considérant ses derniers avatars. Pour cela, il met en place un appareillage conceptuel qui métisse la psychanalyse et l'analyse sociale. C'est l'aspect le plus original de la critique dont est porteur Fabien Ollier. En effet, aucun des journalistes patentés, aucun des « observateurs » stipendiés, n'intègre une telle perspective théorique. Ne parlons pas du journal « L'équipe » qui, pourtant prompt à dénoncer les scandales, reste à la surface des choses. Ainsi, une véritable psychanalyse politique est mise en jeu pour passer au crible les préjugés. La thèse principale s'évertue à rappeler les ressorts pulsionnels de la Coupe du monde. On oublie sans doute un peu vite « la logique désirante qui soutient le monde du football ». Le thème de l'argent irrigue le propos afin de sonder le primitivisme du football qui ne manque pas de faire régresser ses adeptes (joueurs comme spectateurs) au stade sadique-anal. La théorie freudienne, pour interpréter la construction de la dimension affective de la personne, fait suivre ce stade (sadique anal) par celui « génital », tandis que le stade sadique-anal émerge lui-même de celui « oral ». Des psychanalystes ont tenté d'expliquer le rapport à l'argent comparativement à ce stade sadique-anal qui donne lieu à un double mouvement au sein de la personne : donner/retenir. De ce point de vue, l'architecture des stades peut pertinemment être interprétée comme un gigantesque anus qui ferait le lien entre le cloaque intérieur des stades et les étrons sonnants et trébuchants qui sortent de cette Coupe pour le plus grand profit de la FIFA.
Cette Coupe est effectivement interprétée par l'auteur comme une véritable coupe (coupure, section). Une coupure considérée comme un lieu de production excrémentiel. Ce concept lui permet de répondre à sa question initiale. Le football a sa propre cohérence et sa fonction est de couper (de se couper) du reste du monde comme s'il pouvait être un autre monde possible. Mais il est rattrapé par la sphère de la circulation qui le fait, malgré tout, rentrer à la niche sous le principe social de l'échange équivalent. La Coupe du monde est l'indice de la tendance à la fermeture sur soi du monde dominant (basé sur l'argent) : la maîtrise (au sens psychanalytique), la domination de l'autre. Le football et ses manies (n'oublions pas le titre !), ses compulsions à la répétition (le calendrier, le scénario gagnant/perdant), n'offrent aucun projet d'avenir à l'humanité. Par contre, il constitue pour le capital un moyen de régulation sociale qui satisfait tous les pouvoirs institués. C'est bien pourquoi il est nécessaire de porter attention au sous-titre de l'ouvrage : « critique d'un phénomène totalitaire ». L'analyse de l'inconscient social à l'oeuvre lors de cette Coupe permet une approche pertinente. Ainsi, les scandales qui ont émaillé ce non-événement, sont passés en revue : du « calciogate » comme dit l'auteur, en passant par le bordel implanté pour continuer « la fête » après les matchs, et enfin le fameux coup de boule. A ce propos, il fait la remarque suivante : la répression a été très dure pour la révolte des banlieues (novembre 2005) ou le mouvement anti-CPE alors que l'Etat a donné un blanc-seing à l'acte de la célébrité du football. « La plus haute magistrature » a absout l'acte agressif alors qu'elle a eu recours à l'état d'urgence pour d'autres actes comparables... Mais, qui cela peut-il encore surprendre ?Seule une réserve peut être émise quant à la conclusion en forme de « note de détail ». Il ne s'agit pourtant pas d'un mince détail ! Elle concerne la critique du football en tant que religion. « Nul ne conteste plus le fait que le sport — le football, totem du système — soit devenu la religion du XXème siècle » (p. 128). Effectivement. « (...) Nous ne remettons pas en cause la formule consacrée d'opium du peuple mais admettons tout de même que l'opium est une drogue finalement trop distinguée, trop raffinée, pour correspondre au contenu de cette religion mondialisée [le football] aussi peu transcendante... » (p. 23). Si l'on comprend bien, le football tendrait à relever d'un autre type de religion que celle réfutée par Marx : le football est considéré comme une forme dégradée d'opium puisque, plus que tout autre religion, il génère des comportements barbares. D'où « Le shit du peuple », la vulgarisation de l'opium. « La religion, opium du peuple, peut se targuer de proposer à ses ouailles un contenu culturel, artistique, éthique et même critique (...) » (p.139). De quoi parle-t-on ici ? De répression sexuelle ? D'Inquisition ? De censure et d'interdiction du blasphème ? Il semble que non puisque le raisonnement consiste à expliquer que la religion ciblée par Marx avait au moins un caractère double à conserver : expression d'une détresse réelle et protestation contre cette dernière. Caractère précieux qui aurait disparu avec la religion-foot pour laisser uniquement place à des « violences excrémentielles » qui ne sont certes ni protestations, ni expressions mais plutôt vociférations et défoulements. Les drogues idéologiques font dans la distinction... Mais la distinction s'apparente purement et simplement à la séparation. Du coup, deux types de religion en viennent presque à se regarder en chiens de faïence. Du moins, il y aurait la religion d'un côté, une forme pré-religieuse encore plus pernicieuse, de l'autre. Du double caractère à conserver, on passe subreptissement à la conservation de la religion ancienne manière. Distinguer des formes témoigne de la finesse d'une analyse. Cependant, ici, Fabien Ollier — sans doute parce qu'il n'a pu développer son propos — laisse un peu trop facilement supposer qu'il défend un type de religion contre un autre (ou ce qui en tient lieu); en l'occurrence l'opium contre le shit.
De deux choses l'une : ou bien le foot n'est pas une religion et dans ce cas il ne relève pas de la critique radicale; ou bien il est une forme de religion et dans ce cas, si l'on suit Marx, il mérite d'être réfuté au même titre que les religions anciennes et établies. Le lien entre les deux pôles idéologiques de l'aliénation ici repérés, se perd dans la conclusion de Footmania. Et ce, alors même que, dans son analyse du football moderne, l'auteur a su éviter les fausses dissociations (dans le stade/à l'extérieur, joueur/spectateurs, bons supporters/mauvais supporters). Quand un pasteur allemand met à disposition de ses ouailles la retransmission des matchs dans son temple, grâce à la petite lucarne (ce qui est un fait de cette Coupe), il risque de se passer la même chose que dans n'importe quel bar où règnent les écrans. Où est le calme, le recueillement, la sérénité, l'expression, la protestation, dans ce cas ? Peut-on encore défendre le protestantisme (opium) contre le football (shit) parce qu'il pourrait être un lieu de résistance ?A l'appui de son propos, Fabien Ollier argumente notamment à partir d'un auteur anglo-saxon qui théorise une incertaine « Règle d'or » (avec la majuscule). Une sorte d'invariant moral unissant toutes les institutions religieuses. Ainsi l'auteur va jusqu'à parler de « (...) la sécularisation du contenu religieux tant souhaité par les tenants de la théorie critique de la religion (...) ». Sécularisation ? Pourquoi pas plutôt « laïcisation » des institutions humaines, étant donné que la critique radicale nécessite une rupture avec le divin ? En effet, contrairement à tout ce que peuvent prétendre les curés, croire n'est pas naturel : la religion peut se séculariser mais il en restera toujours quelque chose dans le siècle. Laïciser par contre, est une opération autrement plus radicale puisque cela nécessite que l'humanité puisse vivre sans dieu ni maître. Au-delà d'un siècle (si possible)... L'opium est la formule consacrée qui met en jeu la critique fondamentale de toute religion. Cette critique est la condition nécessaire (mais non suffisante, certes) à celle du fétichisme, notamment celui de la marchandise. Le football relève du fétichisme, il mérite donc d'être critiqué en tant que religion. Le football, comme le montre très bien Footmania, relève du fétichisme du pied. Cqfd. Pourquoi dans ce cas négliger le lien à travers une opposition si tranchée ? Cette ambiguïté est dommageable parce qu'on laisse ainsi supposer que le shit pourrait être complètement séparé de la société dans laquelle il pousse. Le risque serait qu'une « théorie critique » puisse ne plus être en même temps une critique dialectique du sport : une critique qui vise le rapport sport/capitalisme. Pourtant, la suppression du shit-foot nécessite la suppression de la religion.
Fallait-il conclure ainsi ? Ce court passage ramassé sur lui aurait mérité un développement autrement plus étoffé. A défaut de cela, des ambiguïtés grèvent le propos. Surtout que cette question de la critique de la religion est chargée... De manière rétrospective, il est possible que des indices de cette tendance à isoler le football puissent être repérés à plusieurs endroits de l'aventure critique. Par exemple, la formule choc, « le football est un fascisme dans la démocratie » peut aussi laisser supposer qu'il est un îlot négatif dans un océan positif. Nous préférons largement l'analyse du foot comme avant-garde d'un fascisme rampant qui colonise les sociétés modernes. Autant « la vaporisation », le « fascisme rampant », « la coupe » (mode de production sportif), méritent attention pour qui souhaite mener une analyse du football comme phénomène totalitaire, autant « le shit du peuple » ne convainc guère.
Cette réserve étant émise, ce texte mérite aussi d'être lu parce que l'écriture est singulière : certaines touches poétiques agrémentent le propos et ravissent le lecteur. Rien de comparable en celà à la langue abrupte (de bois) des ouvrages « sociologiques » sur le sport qui se prennent tellement au sérieux qu'ils deviennent raides et en oublient le jeu nécessaire à tout ce qui est vivant. Fottmania est à lire.
GrouCHOS