Jeux olympiques de Tokyo reportés d'un an voire remis en cause, championnats de football mis à l'arrêt puis sans public (ou presque), Paris 2024 critiqué, tournois renommés annulés, l'institution sportive marque le pas et cherche à exister de nouveau. Pourtant le Sras-CoV-2 constitue un événement qui empêche de raisonner comme si tout continuait. Tout ce qui était stable et établi se volatilise, tout ce qui était sacré se trouve profané et les humains sont enfin forcés de considérer d’un regard sobre leur position dans la vie et leurs relations mutuelles. Le cadre symbolique de l'institution sportive avec ses valeurs factices vole ainsi en éclat.
Sur ce fond, une contradiction s'est manifestée au sein du CIO concernant la démesure des futurs Jeux olympiques de 2024 à Paris. C'est le doute qui s'est emparé de la tête de l'institution sportive étant donné l'incertitude que produit la pandémie. Mais aussitôt, les membres du COJO (le dispositif de pilotage de Paris) ont voulu nier cette dernière en reprenant la désinformation classique. « Le sport, c'est pour tout le monde, c'est un enjeu de santé publique et un formidable moyen de faire société, de vivre ensemble », c'est « un vecteur de bien-être, de plaisir mais aussi d'éducation, de santé, de lien social ». Ou encore, c'est une fabuleuse opportunité qui créera des emplois, ou même : cela permettra de remettre de l'espoir pour les gens qui souffrent. Et même, dernièrement : rien à voir entre les Jeux olympiques de Tokyo en 2021 et ceux de 2024 en France... Tous ces mantras sont répétés à l'envi comme si rien ne se passait de fondamental. Posture identique à celle de tous ceux qui veulent relancer l'économie à n'importe quel prix sur le mode « business as usal ».
S'agit-il de « réduire la voilure », c'est-à-dire continuer la course au records et aux podiums avec moins d'intensité et d'énergie ? Cela n'a pas grand sens non plus. Ce virus sournois et mystérieux crée ainsi un précédent : il oblige à considérer d'un regard désabusé ce que sont les Jeux olympiques, à reconsidérer la place qu'avait le spectacle sportif dans la vie ainsi que le type de relations mutuelles qui y avait cours. Le gigantisme d'une prétendue fête, la circulation des spectateurs et des athlètes à travers la planète en avion (tout comme les marchandises) sont remis en cause parce qu'ils génèrent des risques sanitaires. Faudra-t-il que les athlètes, pour parer ce risque acceptent d'être surveillés en permanence jusque dans leur intimité ?
Et puis ces fameuses « valeurs olympiques » dont il faudrait bourrer le crâne de tous les écoliers, pourraient en prendre un sérieux coup quand beaucoup de statues en viennent à être déboulonnées. Et celle de de Coubertin ? Le fondateur des « jeux » modernes ne peut manquer dorénavant d'être pris pour ce qu'il est : non pas « le fondateur visionnaire des Jeux Olympiques de l’ère moderne » comme le dit le CIO mais un raciste qui trouvait normal que des civilisations, soi-disant supérieures, en dominent d'autres. Après les Jeux olympiques nazis de Berlin, il déclarait : « que le peuple allemand et son chef soient remerciés pour ce qu’ils viennent d’accomplir » ! Ou encore, en guise de bilan de ces jeux de la croix gammée, il les caractérisait de la manière suivante : « la grandiose réussite des Jeux de Berlin a magnifiquement servi l’idéal olympique ».
Et puis ces spectacles grand public où l'un doit l'emporter sur l'autre peuvent-ils encore avoir un sens ? D'autant que le gagnant, malgré les poignées de main factices de fin de partie sensées incarner des « valeurs », n'hésite pas à humilier l'autre par de mauvaises blagues, voire pire. Quant à celui qui perd, il est trop souvent dans le ressentiment et la haine ; passions qui se manifestent par des passages à l'acte violent. Tout cela est masqué par les images qui font naître dans toutes les têtes une vision fausse mais une vision qui procure une consolation par rapport à toutes les frustrations de la vie quotidienne. C'est ce que l'on appelle parfois « culture sportive ». La culture qu'a produit jusqu'à maintenant l'humanité peut-elle être confondue avec le sport ?
Cette compétition physique n'a plus grand sens à l'heure où la gratuité est d'actualité, où des actes de don et de reconnaissance se sont manifestés auprès des derniers de cordée pendant cette crise sanitaire. À quoi cela rimerait-il encore de savoir qui est le plus fort ? Il n'y a que dans le sport où, dès que l'on s'implique physiquement, il faut départager un gagnant et un perdant avec un score, une mesure (de distance ou de temps) ou le jugement d'un jury. Dans un jeu de cartes ou de plateau, un concert, une salle de cinéma, jamais il n'y a nécessité de devoir acclamer un vainqueur à partir de critères physiques tandis qu'on laisse choir le perdant. Dans une bibliothèque, une libraire (où l'activité était jugée inessentielle) voit-on de pareilles relations à l'autre ? Le sport ne saurait être un jeu. Les JO ne sont pas non plus une fête où règnent la fraternité des peuples. Voilà la principale nuisance du sport et de ses Jeux olympiques. Et la tv-réalité n'a fait que reprendre ce modèle. Le capitalisme financiarisé en est le fondement avec ses classements (d'entreprises, de revenus et de fortunes) qui mesurent la rentabilité. Les promoteurs hargneux de Paris 2024 (bétonneurs, sportifs, édiles et autres élus) veulent adapter le budget alors même que celui du départ explose [2]. l'Hôpital public est saturé à chaque augmentation de la contagiosité virale notamment par la faute d'une politique d'austérité budgétaire : ces investissements colossaux ne sont-ils pas un scandale, ne représentent-il pas une gabegie monumentale ?
Il ne saurait s'agir ici d'une posture de contribuables mécontents. La charge contre ces « jeux » se mènent principalement à travers le questionnement sur le sens de l'activité humaine : l'humanité doit retrouver son monde en admettant que le sien n'est pas le seul sur la planète. Le sport éloigne de ce genre de considérations. Quelle position voulons-nous tenir dans la vie ? Quelle relation voulons-nous entretenir avec l'Autre ?
Le fait que la condition d'organisation des Jeux olympiques dans une ville hôte soit la répression des populations les plus pauvres, mérite attention dans ce cas. Sans compter désormais la surveillance généralisée à tous grâce aux nouvelles technologies (la reconnaissance faciale et les états d'exception permanents). Et cela se fait toujours avec des justifications fallacieuses du style : grâce aux Jeux olympiques les transports seront améliorés, les équipements sportifs profiteront à tous et des emplois seront créés, une nouvelle urbanité plus fonctionnelle et attractive émergera. Non, la seule chose qui compte est de rénover l'urbain pour y mettre des consommateurs solvables. Les Jeux olympiques sont toujours un aspect d'une politique de classe. Sans compter la dépossession de l'espace public représenté par la propagande high-tech qui se répand sur tous les édifices prestigieux de Paris et des autres villes.
De même, sous prétexte d’apolitisme, les Jeux olympiques, à l’instar de toutes les compétitions internationales, ont souvent été organisés dans des pays en proie aux pires régimes autoritaires. Le CIO (Comité International Olympiques) qui regroupent des notables qui se cooptent n'ont jamais eu rien à y redire, même après de Coubertin. En pareille circonstance, les régimes autoritaires en ont toujours profité pour se refaire une virginité avant, pendant et après les deux semaines qui « fêtent » la fin d'une olympiade et préparent le début d'une autre. Ce n'est tout de même pas la moindre des nuisances pour l'humanité pensante et souffrante.
« Devons-nous, machine parmi les machines, durcir nos corps comme l'acier (stählern) dans les usines à sport ? Devons-nous “lutter” et être des “battants” ? Devons-nous “gérer” notre vie, nos amis et nos émotions et être performants dans la guerre économique ? » [3]. Le sport est avant tout une entreprise de production de bolides instrumentalisés sur un vaste marché capitaliste de la performance physique où la compétition est une véritable vision du monde [4]. Les Jeux olympiques en sont le sommet symbolique. Si le poisson pourri par la tête, l'arrêt immédiat de Paris 2024 est une nécessité pour l'humanité combattante.
[1] Ce texte fût initialement publié dans le bulletin irrégulier Négatif n° 30, juillet 2020, c/o Echanges-BP 241-75866 Paris cedex 18. Mais il est publié ici avec un remaniement et une actualisation.
[2] Didier Hassoux, « La flamme olympique fait flamber les dépenses de Paris 2024 », Le Canard enchaîné n° 5202, 22 juillet 2020. Le sous-titre ? : « L'agence anti-corruption épluche les comptes du comité d'organisation. Pendant ce temps-là, les sponsors se défilent et les factures explosent ». Et encore, Didier Hassoux, « Les dispendieux du stade en piste pour Paris 2024 », Le Canard echaîné n° 5218, mercredi 11 novembre 2020.
[3] Johann Chapoutot, Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui, Paris, Gallimard, « nrf essais », 2020, pp. 135-136.
[4] Ce concept est important pour analyser l'idéologie sportive. cf. Lucien Goldmann, Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1959, p. 26 : « une vision du monde, c'est précisément cet ensemble d'aspirations, de sentiments et d'idées qui réunit les membres d'un groupe (le plus souvent, d'une classe sociale) et les oppose aux autres groupes ».