Les envahisseurs
Une rencontre historique de 3ème typePour tous ceux qui n'en ont rien à foot du « jeu » qui voit s'affronter autour d'un ballon des joueurs sur une aire rectangulaire verte, il était surprenant de voir pour une fois des supporters joyeux courir le sourire aux lèvres sans but ni destination, juste pour le plaisir de côtoyer les dieux du stade. Surprenant aussi d'entendre les commentaires agacés de journalistes désemparés face à une telle surprise. Des jeunes, drapeau algérien à la main, avaient entrepris d'investir le terrain en quittant les tribunes, interrompant par là le match « amical » qui opposait la France à l'Algérie. L'affrontement binaire propre au modèle sportif était battu en brèche : libre court était donné à la joie dans une sorte de jeu du « chat et de la souris ». Dans la nuit d'un stade de la France, l'issue d'un match de football était laissée en suspens par l'intervention de joyeux lurons qui brisaient le déroulement bien connu du spectacle footbalistique : pour une fois, il n'y avait pas de perdant et la loi de cette guerre en crampon qu'est le foot, s'absentait un moment. Des jeunes rompaient de fait avec l'identité fermée du supporter belliqueux et chauvin.
Tout était prêt pourtant : le public avait été chauffé des semaines auparavant à coup de « match historique ». Même les ministres de la République étaient au rendez-vous. Il s'agissait de masquer par un rideau d'images les saloperies commises dans chaque État par les avatars de la décolonisation. Chaque personnage avait son rôle bien rodé : le joueur, le spectateur, le journaliste, le supporter, l'éducateur sportif, l'intellectuel, le représentant de la cité et enfin les idéologues du foot qui ne manquaient pas de nous servir une nouvelle fois la légende du sport, « le meilleur moyen de réunir les peuples ». Les joueurs étaient aussi convoqués par les idéologues pour claironner que « ce match était politiquement nécessaire ». Cette rencontre avait lieu à peine un mois après l'attentat du 11 septembre, si bien qu'il y avait une certaine tension, surtout du côté des organisateurs. Les commentateurs qualifiaient cette soirée « à hauts risques ». Le plan « vigipirate renforcé » turbinait à plein pour traquer les dangereux terroristes islamiques. Mais toute cette mise en scène s'écroulait brutalement face à l'irruption des joyeux drilles et les risques n'étaient pas là où les metteurs en scène les attendaient.
Que n'avaient pas fait là ces envahisseurs de pelouse sacrée ! une sorte « d'offense à président » en régime dictatorial : l'ampleur médiatique de ces actes banals pris la saveur d'un scandale.
En premier lieu, beaucoup de journalistes ou d'intellectuels se sont perdus en conjectures pour expliquer l'événement. Les stadiers, l'infrastructure du stade voire la psychologie sociale de ces jeunes étaient mis en cause. Il fallait aussi entendre le langage haineux employé par le gratin du citoyennisme. A droite on n'hésitait pas à parler de « violences » ou « d'insurrection » tandis qu'à gauche une organisation comme SOS racisme qualifiait ces jeunes « d'imbéciles » (certes, mais ils étaient heureux !). Tous, autant les amoureux du football que les amoureux de la France ou de l'Algérie, y sont allés de leur air de patriotards outrés : les uns tentant de comprendre en excusant et en dédramatisant, les autres en réclamant une punition sévère pour les sauvageons qui ont commis ces « incivilités ».
Ensuite, la morale de cette histoire est la suivante : on ne foule pas au pied à la fois les symboles de la nation et les règles du « jeu » institué par les héritiers de De Coubertin, sans en payer le prix. Et la note commence effectivement à être sacrement salée. Malgré les propos de franche camaraderie tenue par la Ministre de la Jeunesse et des Sports, disant « il ne faut pas les repousser et les rejeter », de lourdes sanctions tomberont : 17 personnes interpellées à la suite du match, huit comparutions devant le Tribunal Correctionnel de Bobigny, deux sans-papiers faisant l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière. Sans oublier non plus une peine de prison ferme d'un mois pour l'un des « énergumènes ». En tout cas, au mois de novembre le verdict est tombé pour deux des supporters : pour l'un, 7 mois avec sursis et 10 000F d'amende, pour l'autre, 4 mois avec sursis et 6000F d'amende. Un jugement qui, dans le premier cas, a été au-delà des réquisitions ! Voilà le sort réservé aux mécréants du spectacle footballistique osant gâcher une fête !Ce genre de peine est très révélateur de la situation politique qui se vit en Europe. Sous prétexte de « rétablir l'Etat de droit » dans certaines zones, les dispositifs sécuritaires ont un effet de criminalisation. A la faveur de la guerre en Afghanistan, c'est un état d'urgence qui s'actualise encore davantage, c'est-à-dire un mode de gestion de l'existant qui fait passer l'exception d'un jour en habitude du lendemain sous prétexte de nécessité urgente. Les punitions qui servent à « montrer l'exemple » une fois, deviennent l'ordinaire pour traiter les actes délictueux. De plus, le scandale de l'acquittement du policier Hiblot pour le meurtre du jeune Youssef, confirme encore une fois que la justice pratique une sorte de « deux poids, deux mesures » : une clémence pour les « élites » politiques ou les agents de l'Etat d'un côté, une extrême sévérité pour les jeunes d'origine nord-africaine vivant en banlieue de l'autre. Le tout est renforcé par les journalistes aux ordres. Il n'y a que l'état d'urgence représenté par Vichy-pirate qui permet de comprendre pourquoi des « représentants » politiques se servent du jeune de banlieue comme d'un bouc émissaire pour justifier à la fois la mise en place de lois liberticides mais aussi leur rôle dans ce genre de dispositif. Ces mêmes représentants de la Très Sainte République sont bien silencieux d'ordinaire face aux troubles à l'ordre public occasionnés aux abords des stades par ces hordes de supporters qui dévastent tout sur leur passage après le show des dieux aux pieds agiles. Mais ces meutes sportives n'interrompent pas le spectacle, il est vrai : là aussi il y a deux poids, deux mesures. Ici rien de tout ça, juste le défaut de prendre la fête au mot et de glaner un moment illusoire d'existence. Face aux voyous des stades, la bonne vieille technique de division employée par l'État fait rage au sein de la jeunesse : « j'ai décidé de tirer sur les sauvageons. Mais comme je vois devant moi beaucoup de jeunes gens civilisés et responsables, je leur demande de partir pour que je puisse faire tirer sans risques sur les sauvageons ». C'est d'ailleurs le message qu'on entend lorsque des repentis sont trouvés et qu'on laisse s'exprimer ceux-ci seulement pour justifier leur punition exemplaire. Bientôt passeront pour terroristes, non seulement ce type de supporter, mais aussi n'importe quel militant associatif ou politique exerçant sa liberté d'expression, ou même tout individu qui pense ; puisqu'une telle activité irait inévitablement contre les dogmes du moment. Le règne de Big Brother n'est pas si loin !
Et pourtant, comme le résume très bien le slogan : « pas de justice, pas de paix », ce n'est pas en criminalisant des zones géographiques et des catégories de population, que l'on peut appliquer les principes du droit. Bien sûr, là n'est pas la question puisque finalement il n'a jamais été question de cela mais bien au contraire d'assurer la domination. Le sport a tout son rôle à jouer dans cette reproduction des choses régnantes : le Mondial de foot qui a eu lieu pendant l'été 1998 en France a d'abord eu comme fonction de bâillonner les justes revendications des salariés des transports. Avec le sport, l'occasion est donnée à ceux qui n'ont rien de s'exprimer de manière aveugle dans des enceintes confinées en croyant qu'ils existent à travers la fraternité et la fête.
Cet événement aura au moins permis de percer un moment la grisaille du spectacle sportif : les mercenaires en crampons agissant pour le dieu du fric se sont éclipsés pour laisser la place à d'autres vedettes, celles d'un moment illusoire mais très révélateur de la situation politique qui se pare du masque de la démocratieUn stadier en rupture de banc