sport de compétition et aliénation du corps

GrouCHOS

Groupe Contre l'Horreur Olympique et Sportive

analyse de l'institution sportive & critique du capitalisme

LE SIFFLET ENROUE, N° 29

Paraissant au bon vouloir de son auteur,
présentement, le dimanche 17 avril 2021


Le sport est sacré

(même et surtout chez des intellectuels)

« C’est plus que du sport ! ». Combien de fois n’a-t-on entendu dans les commentaires des journalistes ou chez des intellectuels patentés ce genre de ritournelle. « Le football est au-delà du sport », aussi. Manière de dire que l’on ne comprend rien au sport si l’on se contente de le critiquer : il faut le prendre pour ce qu’il est et se laisser aller à résonner avec lui, partager la passion de la majorité. Le bon sens nous le rappelle sans cesse : la critique est facile mais l’art est difficile, il est plus facile de détruire que de construire...

Et plus d’un intellectuel en appelle paradoxalement à ce bon sens où la critique est mise en équivalence, comme toute attitude postmoderne l’exige, avec l’apologie et l’éloge. La critique fait l’objet d’un interdit où est recherché la perte complète de sa signification. Pourtant, sa fonction première est l'opération intellectuelle consistant à mener une réflexion à l'issue de laquelle est appréciée la valeur de l'objet considéré ou encore l'« examen d'un principe ou d'un fait, en vue de porter à son sujet un jugement d'appréciation » [1]. Quant à la version moins neutre : « la critique ne prend tout son sens que si elle est une remise en question totale, au terme de laquelle le sujet se déprend des dernières illusions de vérité qu'il caressait encore. Elle induit un “mal-être” existentiel du sujet, un malaise dans la philosophie. C'est une violence que le sujet critique fait aux autres, et qu'il se fait à lui-même » [2].

Typique de l'intellectuel contemporain, le philosophe Stéphane Floccari veut s'interroger profondément : pourquoi le football ? nous demande-t-il [3]. Oui c'est vrai au fond, il pourrait très bien ne plus exister. Mais ce n'est pas vraiment sa perspective : il s'agit plutôt de légitimer l'adhésion gluante à ce spectacle. Mais comme il est philosophe (il enseigne dans le secondaire et en Sorbonne), il ne peut pas en rester au bon sens et, à l'image de beaucoup, il veut marier la carpe et le lapin (Platoche & Jankélévitch). « De quoi est-on suspect lorsqu'on s'intéresse au sport et qu'on est un intellectuel ? » feint-il de se demander. Mauvaise question ! Que devient plutôt un intellectuel lorsqu'il ne conçoit la critique que sur un mode judiciaire (tendance police) et qu'il cesse de questionner ?

Et tout d'abord de se questionner : est-ce son appartenance à l'INSEP en temps qu'enseignant qui l'empêche de produire une analyse du football réel ? Au lieu d'une telle analyse, il préfère adopter la posture du joueur qui joue le jeu. Voici donc un écrivain-footballeur. Lui aussi veut considérer le football comme une passion qui excède ce qui est apparent (mercato, résultats, technique). Mais sans bien sûr envisager son intégration à l'économie capitaliste, ni la violence supportériste ou le pouvoir de la FIFA. En voilà un qui ne risquera pas des « parallèles audacieux, qui décapent l’œil de certitudes admises trop vite ».

Un cran en dessous, nous avons un autre « philosophe » qui, lui aussi joue le jeu. Face aux actions qui sont actuellement menées contre les Jeux olympiques de 2024 en France, ce dernier nous incite plutôt à opérer une « conversion du regard ». C'est sûr, c'est moins risqué. Il veut donc asséner sa leçon aux ignorants qui luttent. Pour lui, il n'est pas « efficient » de s'opposer aussi grossièrement à Paris 2024 et à son « héritage » sans proposer un autre sport (clef en main ?). Pour lui, ceux qui ne sont pas du sérail sportif (lui est un pongiste) ne peuvent comprendre « l'expérience sportive ». Son raisonnement ? Comme de toute façon les Jeux olympiques auront lieu, il vaut mieux « proposer un autre sport, respectueux des rythmes du corps et des saisons (sic) ».

Ce n'est même pas qu'il a renoncé à entreprendre le combat contre « les JO des financiers (re-sic) », plutôt n'en voit-il pas, tout simplement, le sens. Il faut dire qu'il n'interroge pas les présupposés qui gouvernent le discours dominant sur le sport. Est-il possible d'assimiler par exemple, le sport à un jeu ni plus ni moins ? [4].

Pour développer son point de vue, il se réfère au philosophe Eugen Fink qui, à travers l'un de ses ouvrages, combat la tradition métaphysique qui relègue le jeu dans la contingence. Pour Eugen Fink le jeu humain symbolise le monde (c'est-à-dire le jeu du cosmos) [5]. Bozzi semble vouloir transposer cette réflexion au sport : le sport révèle la société sur une scène originale (« dans et par la mise en scène du sport, la société se réfléchit »). Ainsi: « les Jeux Olympiques seront assurément une formidable scène, un dehors en plein dedans ». Mais de quel dehors la logique sportive peut-elle se prévaloir ? C'est-à-dire que « par l’expérience sportive, la société se fait théâtre pour qu’apparaisse le monde en son sein ». Ben voyons. Il s'agit là d'une banalité de base de la sociologie postmoderne reprise par des journalistes mal dégrossis et bien sûr dans les STAPS. Le sport n'est que le reflet de la société : manière de le dédouaner de tous les ravages socio-politiques dont il est porteur...

Et puis n'est-ce pas incongru de parler d'expérience dans le sport ? Ne vaudrait-il pas mieux considérer que « La logique sportive est bien celle d'une réification du corps qui va précisément empêcher les individus de “faire l'expérience de” pour les “soumettre à” » ? [6]. Au fond nos deux philosophes sont tout simplement des idéologues du sport. Stéphane Floccari est un intellectuel organique du sport (aurait dit Gramsci). Il faut voir comment il s'applique à expliquer ce que signifie l'acronyme ridicule de son institution d'appartenance : Institut National du Sport, de l'Expertise et de la Performance. Auparavant cet institut s'appelait l'Institut National du Sport et de l’Éducation Physique. Les temps changent et pour le rayonnement de la France dans le monde, il faut se mettre au goût de la mondialisation... Frédéric Bozzi, quant à lui a sa petite originalité puisqu'il semble soucieux de « créer une résonance avec d’autres rebelles : les sportifs eux-mêmes ». Il n'est pas un intellectuel engagé mais sans doute voudrait-il être un intellectuel spécifique. Le seul problème est que les sportifs ne sont pas rebelles, loin de là. Ce n'est pas parce qu'une poignée de sportifs ont eu des réflexes humains qu'il faut prendre l'arbre pour la forêt. Et d'ailleurs à ce propos, heureusement que les Carlos Smith et autres n'ont pas suivi l'auteur lorsqu'il prône « la nécessité de ne pas se laisser berner par la conscience critique ». Disons que ce qui est intéressant chez lui c'est qu'il insiste sur la dimension interne (à l'institution sportive) pour qu'une critique des JO 2024 soit pertinente. Mais là aussi il faudrait remettre en cause une idée reçue (et transmise par les journalistes mainstream) : un sportif persiste-t-il dans son être lorsqu'il manifeste une révolte à la faveur d'une situation d'une crise qui replace son institution dans le champ de la lutte des classes ?

Une question que ne semble pas davantage se poser notre pongiste. Mais le plus étrange concernant cette position, c'est qu'elle semble être soutenue par un site — Lundi Matin — qui est d'ordinaire beaucoup plus critique sur le monde comme il va. Si le chapeau initiant le texte est bien des animateurs, comment comprendre cette incitation à « ne pas se contenter d’appréhender les JO d’un pur point de vue critique » : est-ce un changement de ligne éditoriale chez les militants radicaux ? Est-ce que le sport doit rester en dehors de toute interrogation critique ?

Harpo


[1] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1926], Paris, Puf, « Quadrige », 2006.

[2] Jean René Ladmiral, « Critique et métacritique : de Koenigsberg à Francfort ? », en André Jacob (sous la dir.), Encyclopédie philosophique universelle, t.I : L'Univers philosophique, Paris PUF, 1991, p. 705.

[3] Stéphane Floccari, Pourquoi le football ?, Paris, Les belles lettres, 2021.

[4] Il faut dire que Frédéric Bozzi a écrit une thèse en STAPS (Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives) en 2009 : « Jouer le jeu - Une approche compréhensive de l’efficience (sic) éthique ». Tout un programme... (et un beau charabia). Un petit livre autrement plus pertinent est paru il y a quelques années à ce sujet : Ronan David, Nicolas Oblin,  Jouer le monde. Critique de l'assimilation du sport au jeu, Lormont, Le bord de l'eau, « Altérité critique Sport », 2017.

[5] Eugen Fink, Le Jeu comme symbole du monde [1960], Paris, Éditions de Minuits, « Arguments », 1966 : « Dans le jeu humain apparaissent des moments du monde, mais ceux-ci sont alors brisés, brisés par la dualité de la réalité et de l'irréalité qui interfèrent dans le jeu. Le jeu humain est donc symbole du monde » (p. 236). « Le jeu du monde n'est le jeu de personne, parce que c'est seulement en lui qu'il y a des personnes, des hommes et des dieux; et le monde ludique du jeu du monde n'est pas une “apparence”, mais apparition » (p. 238).

[6] Ronan David, Nicolas Oblin, op. cit., p. 70.