sport de compétition et aliénation du corps

GrouCHOS

Groupe Contre l'Horreur Olympique et Sportive

analyse de l'institution sportive & critique du capitalisme

Le texte ci-dessous est issu d'un journal politique qui paraissait en kiosque au début des années 1990 : Mordicus. L'auteur — Rémy Ricordeau devenu depuis cinéaste documentariste — nous a fait le plaisir de nous permettre de publier son texte. Un texte oh combien vigoureux ! et qui a le mérite de rappeler la fonction politique du sport ainsi que le refoulement pulsionnel qu'il implique.

Nous apprécions particulièrement le petit détournement de la fin du texte qui fait référence à Arthur Cravan. Comme le disait Guy Debord : « Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : “Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme” ». Et il est bien vrai qu'on peine beaucoup à percevoir une humanité chez tous ces coureurs à pied des villes polluées. Drôle de monde, effectivement. Peu avant, Debord disait : « Mais l’ambition la plus haute du spectaculaire intégré, c’est encore que les agents secrets deviennent des révolutionnaires, et que les révolutionnaires deviennent des agents secrets »...

Cette « invitation à l'effort » dont parle l'auteur (voir les opérations « Faites du sport ! » ou « Fête du sport ») est toujours encore belle et bien effective. Qui sait par exemple que c'est désormais le ministère de l'éducation qui est à la manœuvre ? A la fin de l'été dernier, il a pondu un décret pour inciter ses membres à soutenir les efforts du cénacle olympien « Paris 2024 » pour que les Jeux olympiques d'été de 2024 se tiennent en France et à Paris. Dans les années 1970 où le bien modeste « esprit critique » soufflait encore au sein de cette institution, une telle initiative aurait sans doute déclenché un tollé. En contre-point, cela révèle toute l'ampleur de la tâche pour la critique dialectique du sport quant au temps présent.

On remarquera aussi que tous les candidats à l'élection présidentielle, sauf Lutte ouvrière, le NPA et France insoumise soutiennent cette candidature. « Formidable accélérateur » disent-ils, pour la plupart. L'accélération de ce qui règne déjà en maître, oui ! Dans la gauche radicale, à l'extrême-gauche ou chez les libertaires, il est bien étrange — surtout lorsque des théoriciens développent leurs analyses des formes actuelles de la répression étatique — que l'on ignore les effets politiques de l'idéologie sportive.

Et pourtant ! les nouvelles formes d'aliénation tournent souvent autour du sport, sutout dans un moment historique où il s'intègre pleinement aux flux de la mondialisation. L'écologiste André Gorz [*] expliquait que « les formes prises par l'aliénation pouvaient présenter un potentiel révolutionnaire plus grand que la misère ou l'oppression coloniale ». Mais dans un domaine où les médiatiques, faisant plus ou moins fonction d'intellectuels, assimilent sans cesse le sport à l'art et à la spiritualité, le concept même d'aliénation perd son usage. Devient même une caricature. Selon la doxa, le sport c'est la joie, le bonheur, la jubilation.

Le sport est bien plutôt l'inversion par excellence dans ce monde inversé. Il n'y a que les anciens staliniens du PCF reconvertis qui peuvent encore affirmer en toute virginité que le sport pourrait constituer une forme d'aliénation porteuse d'un potentiel révolutionnaire. Or il n'y a pas pire aliénation que celle qui prétend ne pas exister, ce qui est le cas du sport.

04/05/2017

* André Gorz, Le Fil rouge de l'écologie. Entretiens inédits en français, Paris, Editions EHESS, « Audiographie », 2015, p. 28.


croquis d'un haltérophile en forme d'Ubu

Sportifs je vous hais!

Parallèlement à la vieille exaltation religieuse du sacrifice qui, aujourd'hui désacralisé, n'en reste pas moins une éternelle apologie du renoncement, il est conforme à la morale de nos maîtres de vouloir remettre au goût du jour la non moins ancienne exaltation de l'effort.

On aurait pourtant tort de ne voir dans cette insistante invitation à l'effort qu'une forme modernisée de la traditionnelle sollicitaion au labeur. Et d'abord pour cette raison qu'elle s'adresse à tous, et donc également à ceux qui, pour le meilleur ou le pire, sont justement privés de ce labeur (ou s'en sont privés eux-mêmes). Il faut aussi comprendre cette exaltation comme une pressante invitation à l'oubli : de soi, de la perception que l'on a du monde, de ce que l'on est et de ce que l'on pourrait être.

A tous égards, le sport et l'idéologie du dépassement de soi qu'il véhicule répondent à cette finalité. Aussi le mot connu d'un de ses plus fameux propadandiste est-il devenu la principale rhétorique de la domination : l'essentiel est de participer, participation qu'il faut bien évidemment considérer dans sens le plus large. Active au travail, sur le stade, au bureau de vote... Ou passive devant son téléviseur. La pratique d'un sport est évidemment un exutoire (donc participe à l'oubli) des frustrations les plus diverses, et l'encouragement à son développement est ainsi un des fers de lance de la stratégie d'intégration de toutes les révoltes que notre époque ne manque pas de suciter. Aussi la tentative de mettre au pas la jeunesse rebelle des banlieues passe-t-elle d'abord par un encadrement sportif, le sport étant ici compris comme une forme de communication et d'expression admissible par une jeunesse qui n'a comme seul langage que celui de la révolte désespérée. On connaissait déjà les stages sportifs organisés dans le cadre des opérations « anti-été chauds » ; on construit maintenant des écoles de police au coeur des cités, et la pratique sportive consensuelle est présentée comme élément central de la réconciliation, un dialogue possible entre jeune et police, l'essentiel étant comme précédemment de participer.

D'un autre côté, la mise en spectacle du sport, sa vedettarisation, permet également de maintenir la fiction d'une possible ascension sociale, démocratiquement accessible à tous et transcendant les critères d'origine sociale ou ethnique (les footballeurs connus ne sont-ils pas d'origine modeste ? Et les meilleurs d'entre eux ne sont-ils pas noirs ?). En devenant idéologique, le sport est ainsi devenu pédagogie civique, participant en cela au mythe de la réussite individuelle et à la réalisation de soi-même. Car dans ce même mouvement il sucite et permet une identification aux modèles dominants auquels il convient d'adhérer : ceux des battants et des gagneurs, hors desquels il n'y a point de salut. Passive ou active, avec ou sans illsion sur son but final, l'adhésion à cette idéologie passe d'abord évidemment par la négation de sa propre liberté. Car si elle exalte le « dépassement de soi-même », c'est avant toute chose, pour ceux qui s'y adonnent, au prix d'un renoncement à soi et une contrition permanente. Qu'il suffise par exemple de voir un joggeur en plein effort pour comprendre à quelles flagellations il se condamne en expiation d'une fausse conscience toujours plus envahissante (on sait qu'en matière d'aliénation, fût-elle la plus moderne, les vieux réflexes religieux ne sont jamais très loin).

Alors, dans la rue, ne verrons-nous bientôt que des sportifs ? Nous avions appris à cracher sur les curés (ou leurs homologues musulmans, israélites ou autres) et sur tous les tenants de quelque ordre que ce soit, il convient désormais de ne pas oublier les sportifs !

Arthur Cravan